Kryvyï Rih (Ukraine), envoyé spécial.
Deux mois qu’elle ne dort plus. Deux mois à se ronger les sangs. Deux mois qu’Elena Akimova téléphone quotidiennement aux centres de recrutement et de soutien social (TCC) de la région de Dnipropetrovsk, à l’armée, au ministère de la Défense. « Ma vie a basculé le 27 décembre. Mon fils a été enlevé par le TCC et enregistré comme soldat. Pourtant, il est exempté pour raisons médicales », raconte l’ancienne employée des chemins de fer qui approche des 60 ans.
En pleine période des fêtes de fin d’année, son fils, Ruslan Frolov, 34 ans, a été contrôlé par les agents recruteurs à Kryvyï Rih avant d’être envoyé dans un centre de l’armée avec d’autres conscrits. « Dès que j’ai appris la nouvelle, je suis allée le voir et j’ai fourni les documents pour prouver son aptitude limitée pour servir. Mais il fallait de nouvelles attestations, des prises de sang que réclamait la commission médicale de l’armée », se remémore Elena Akimova, avant de fondre en larmes : « C’est mon fils unique. »
Soigné avec de la tisane
De tels scandales s’avèrent fréquents car le rythme de recrutement s’est accéléré. Fin octobre, 160 000 hommes devaient être incorporés en l’espace de trois mois. Avant cet objectif, les experts estiment que le TTC atteignait les 20 000 recrues par mois.
Face à l’avancée de l’armée russe et à sa supériorité en termes d’effectifs, les autorités ukrainiennes ont multiplié les lois sur la mobilisation : abaissement de 27 ans à 25 ans, prime pour les moins de 24 ans de 1 million de grivnas (23 000 euros), personnes incarcérées. « L’Ukraine compte près d’un million d’hommes et de femmes en armes, mais seulement 30 % d’entre eux ont participé à des combats en première ligne, ce qui laisse supposer que de nombreuses personnes susceptibles de remplacer les troupes de première ligne épuisées portent déjà l’uniforme », estime Simon Schlegel, de l’International Crisis Group.
À Kryvyï Rih, Elena Akimova mène un âpre combat. « Le pire, c’est que j’avais réussi à fournir, en pleine période de congés, les nouveaux documents réclamés par la commission médicale militaire centrale. Mais ils avaient déjà envoyé mon fils sur le front dans l’unité A1363. Il y fait la cuisine », dénonce-t-elle. Cette militante et syndicaliste qui se retrouve au chômage après une vague de licenciements ne baisse pas les bras pour autant.
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Elle a réalisé une vidéo avec un avocat sur TikTok. Elle a même écrit au président ukrainien, Volodymyr Zelensky, originaire de la ville. « Avec sa santé fragile, mon fils a besoin de médicaments. La dernière fois que je l’ai appelé, il avait fait 40 °C de fièvre. Et on lui a donné de la tisane et de l’aspirine », s’emporte-t-elle.
« Ceux qui peuvent payer échappent à ces mobilisations forcées »
Dans l’ensemble du pays, les TCC sont critiqués pour leur fonctionnement. Ils sont même pris pour cible avec trois attaques perpétrées contre leurs centres au début du mois. La première a eu lieu dans l’ouest du pays, à Rivné, le 1er février. Un engin explosif a tué une personne et blessé six autres. Le même jour, à Poltava, dans l’Est, un homme armé d’un fusil de chasse a abattu un soldat chargé du recrutement.
Le 2 février, c’est une explosion près d’un TCC qui a eu lieu dans la région de Dnipropetrovsk. Une récente enquête indiquait que 67 % des Ukrainiens ne faisaient plus confiance aux agents des TCC. À l’inverse, les soldats mobilisés bénéficient d’un taux de confiance de 94 %. Pour un ancien militaire à la retraite, « ces centres ont des chiffes à réaliser chaque mois. Et ils se fichent de la qualité ou des règles à respecter. Comme d’habitude, ceux qui peuvent payer échappent à ces mobilisations forcées ».
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De nombreux soldats déplorent ces décisions. « Sur le terrain, on préfère que les nouvelles recrues soient formées et motivées. On voit débarquer des civils, souvent pères de famille, qui n’ont aucune maîtrise et aucune envie. On a besoin de se sentir épaulés. Car on est tous usés », soupire Oleg*, déployé dans les environs de Pokrovsk.
La corruption qui sévit au sein du système de recrutement a poussé le président Zelensky à limoger tous les responsables en charge de la mobilisation en 2023. Cela n’a pas permis de régler le problème. En octobre 2024, le bureau d’enquête national (DBR) a annoncé avoir découvert près de 6 millions de dollars, des bijoux et d’autres objets de valeur dans l’appartement de la cheffe de la commission médicale de la région de Khmelnytsky, chargée d’évaluer l’aptitude des hommes pour la mobilisation.
« J’espère que le droit l’emportera », souffle Elena Akimova, qui vient de recevoir une réponse de l’hôpital militaire de Kiev. Ce dernier lui indique que, selon la procédure, le colonel du service médical devait envoyer son fils réaliser un « second examen ». « Depuis un mois, ils ont gardé le silence. J’espère que cet ordre sera entendu », regrette la mère de Ruslan Frolov.
* Le prénom a été modifié