Enfin l’enquête que nous attendions…
Posté par jacques LAUPIES le 30 novembre 2024
Experts en rien, présents sur tous les plateaux de BFM à Cnews… Enquête sur la plaie des toutologues
La figure du supposé expert médiatique est devenue un incontournable des plateaux de télévision. Mais comment expliquer la multiplication de ces professionnels du commentaire qui meublent le temps d’antenne au détriment d’autres paroles ? Comment devient-on expert en tout et en rien ? Qui sont-ils et que disent-ils du paysage politique ?

© Benoit Durand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
« À vous dans 10 minutes ! » lance le régisseur à l’intention des trois intervenantes qui poireautent dans l’antichambre du plateau de télévision. Comme tous les soirs, cette célèbre émission de talk-show d’une grande chaîne d’information privée s’apprête à recevoir des invités pour débattre d’un sujet de haute importante. Ce soir-là, des « répercussions identitaires » de la dispute entre Inès Reg et Natasha Saint-Pierre dans le télé-crochet « Danse avec les stars ». Soudain, l’éditorialiste star arrive perchée sur ses bottes blanches en cuir. « Je ne savais pas de quoi on allait parler, je viens de voir le sujet, c’est vraiment débile », siffle-t-elle.
Apprendre son sujet à dix minutes de la prise d’antenne et en parler comme si on l’avait savamment soupesé, telle est l’une des prouesses dont on crédite les « toutologues » (les « experts en tout »), ces prodiges de la parole capables de palabrer sur une panoplie de sujets avec le même aplomb, en assénant leur opinion. En langage savant, on parle d’ultracrépidarianisme, soit l’art de s’exprimer en dehors de son domaine de compétence. Et sur les plateaux télé, ils sont absolument partout, de BFM à CNews en passant par LCI ou France Info.
Derrière ce néologisme lui aussi fourre-tout, cohabitent une multitude de profils. Vrais experts intervenant sur un sujet hors champ, faux chercheurs qui n’ont jamais publié d’article académique, éditorialistes, chroniqueurs, consultants, lobbyistes et communicants… Difficile pour le téléspectateur de se retrouver dans ce boucan médiatique où il ne sait plus d’où et au nom de quoi ces « experts » prennent la parole. Si depuis l’invention de la télévision, écrivains et intellectuels se sont toujours succédé dans les émissions, c’est l’avènement des chaînes d’information en continu, et leur mise en concurrence, qui a participé à l’arrivée de ces spécialistes du commentariat.
« Même si ce n’est pas leur dossier, ils feront le job »
L’économie en flux tendu de ces chaînes exige que l’antenne soit en permanence occupée avec du contenu original pour se différencier de la concurrence. Mais au moindre coût. Pour ce faire, les chaînes d’info se sont dotées de professionnels – les programmateurs – chargés de trouver en urgence les invités les plus pertinents pour assurer la tenue d’une tranche horaire ou d’une émission. Mais la contrainte de temps, de disponibilité – et le fait que certains chercheurs, dans une posture bourdieusienne, refusent les codes télévisuels qui empêchent de développer sa pensée – peuvent souvent les conduire à se « rabattre sur des solutions de facilité ».
Bastien, programmateur pigiste pour France Info TV, le reconnaît : « Un plateau ne peut pas être vide. Quoi qu’il arrive, il faut toujours que l’on trouve quelqu’un. Si au bout d’un moment, la piste d’un chercheur ne fonctionne pas, on part sur les toutologues qui s’adaptent facilement aux thématiques qu’on peut leur imposer. Nous les connaissons. Nous savons que même si ce n’est pas leur dossier, ils feront le job. »
Pour se faciliter la tâche, les chaînes se constituent même un pool d’intervenants, dont certains sont rémunérés, prêts à répondre présent au dernier moment. « Pendant les législatives, la rédaction nous a donné une liste d’une trentaine d’habitués des plateaux. Ils venaient tous les jours, mais dans des émissions différentes », explique Valentin, qui travaillait jusqu’à peu pour BFMTV.
Qu’est-ce qui les rend si désirables aux yeux de ces faiseurs de plateau ? « Un bon invité sait parler longtemps pour ne pas laisser de blanc. On évite ceux qui disent qu’ils ne savent pas », affirme le jeune journaliste. Le toutologue n’a pas à se déclarer incompétent : cela reviendrait à admettre que la chaîne l’a invité pour de mauvaises raisons.
« Heureusement que j’avais vu ”The Crown” ! »
Regard droit et sourire sympathique, costumes aux coupes impeccables. Impossible d’avoir manqué Benjamin Morel dans les semaines qui ont suivi la dissolution à la télévision. Pour le coup, on ne peut pas accuser le maître de conférences en droit constitutionnel à Panthéon-Assas de ne pas connaître sa discipline. Selon ses dires, entre le 9 juin et le 22 juillet, il a consacré tout son temps à des interventions médiatiques. Mais, outre ses compétences juridiques, cet habitué des plateaux se retrouve parfois interrogé sur des sujets bien éloignés de son champ d’expertise, comme il le confie à « l’Humanité magazine ».
Benjamin Morel se souvient très bien, par exemple, du 9 avril 2021. Le juriste est invité pour parler de politique française, mais le breaking news le rattrape : le prince Philippe d’Angleterre vient de mourir. Pas le temps de faire venir d’autres spécialistes. Les programmateurs s’en remettent donc à lui, qui attend en loge et accepte de dépanner par solidarité avec la présentatrice.
« Objectivement, mes connaissances sur le prince Philippe étaient très limitées. Heureusement que j’avais regardé la première saison de ”The Crown” ! » en rigole aujourd’hui le constitutionnaliste, qui a dû arrêter son analyse aux années 1960 faute d’avoir visionné les saisons suivantes de la série Netflix : « Il faut avoir la capacité de réorienter ce que vous dites, sans jouer les imbéciles et raconter n’importe quoi », résume-t-il.
Mais quand l’expert ne bénéficie d’aucune légitimité académique, comment s’assurer de sa crédibilité ? La sortie d’un livre est un puissant levier de légitimation, peu importe sa qualité. « Sur un sujet donné, on va regarder qui a déjà écrit dessus. Et on guette en permanence les sorties d’ouvrage », nous confie le programmateur d’une émission de talk-show. Quand on est profane, on se rattache à des « éléments de surface » comme le livre, à en croire le chercheur Nicolas Gauvrit, coauteur avec Sébastian Dieguez de « l’Expertise sans peine ».
L’essai, l’ultime instrument de légitimation
« Les médias attribuent une certaine importance aux livres, alors que chez les universitaires, les livres ne comptent pas beaucoup », poursuit ce mathématicien qui a eu l’idée de cet ouvrage agacé par les impostures scientifiques lors du Covid. Car un auteur d’essai n’est jamais relu que par un éditeur, et non par ses pairs, contrairement à une publication dans une revue scientifique. « Il existe une certaine facilité à se faire éditer. Il suffit que l’éditeur y voie un intérêt commercial », poursuit Nicolas Gauvrit. Voir le pullulement d’essais en tous genres sur les étagères des librairies.
Celui ou celle qui voudrait garder un rond de serviette sur les plateaux a tout intérêt à publier souvent, et si possible sur un spectre large, pour montrer sa capacité à intervenir sur tous les sujets, qualité recherchée des programmateurs. Six essais en quatre ans, par exemple. Tel est le CV de Chloé Morin, présentée comme politologue et « spécialiste de l’opinion ».
Ex-directrice de l’opinion de la Fondation Jean-Jaurès, cette diplômée de Sciences-Po (non titulaire d’une thèse en science politique) peut être lue indifféremment dans « l’Opinion », « Libération », « le Monde », « le Figaro » ou encore « le JDD » et tient des chroniques régulières pour « Marianne », « la Montagne » et « le Point », qui l’a recrutée début septembre 2024.
On a donc pu profiter de son « expertise » sur le manque d’eau dans l’émission « C dans l’air » de France 5, avant de la lire au sujet de la lecture à l’école dans une tribune pour « l’Opinion ». Mais Chloé Morin a tout de même un sujet de prédilection : le « wokisme ». Sujet pratique, puisqu’il permet d’être expert d’à peu près tout, pour peu qu’on mobilise le terme. Ainsi, sur un plateau au sujet du cinéma français, Chloé Morin peut affirmer : « L’académie des Césars est convertie aux préceptes woke, qui minent la société américaine. »
L’opinion, ce grand fourre-tout
Car se dire spécialiste de l’opinion est surtout une manière de donner la sienne. Et l’analyse de l’opinion est un fourre-tout assez large pour permettre la prolifération de spécialistes souvent rattachés à des think tanks ou des cabinets de conseil en communication en quête de visibilité médiatique pour se légitimer aussi auprès de leur clientèle – des « experts » qui défendent surtout des positions libérales sur l’économie.
C’est le cas de Backbone Consulting, domicilié rue de la Boétie, à Paris, à l’angle des Champs-Élysées. Ce cabinet de gestion de réputation et de conseil aux dirigeants, spécialiste de la communication de crise, compte parmi ses clients Carglass, Chanel ou l’UNFP. Sa fondatrice, Véronique Reille-Soult, écume presque quotidiennement les plateaux.
« Pas pour donner son avis », assure-t-elle, mais pour « servir de porte-voix de ce que l’on peut observer, car notre métier est d’étudier l’expression de l’opinion ». Habituée des « Informés » de franceinfo, elle y est présentée comme maîtresse de conférences à Sciences-Po, alors qu’elle n’est en réalité que « chargée d’enseignement ». Être maîtresse de conférences nécessite au minimum l’obtention d’une thèse, donc d’une publication examinée par ses pairs.
Selon Véronique Reille-Soult, « Backbone ne fait pas de la recherche, mais de la veille, de l’analyse des mouvements sociétaux sur les réseaux sociaux ». « Comme notre propos est de regarder l’expression de l’opinion, et que globalement maintenant, tout le monde s’exprime sur tout, on peut étudier tous les sujets », explique-t-elle.
« Aujourd’hui, on parle de tout »
Outre les humeurs des internautes et des communautés numériques, Backbone dit pouvoir, grâce à ses outils, analyser la popularité de la figure d’Alexeï Navalny dans l’opinion publique russe en se basant sur les émojis qui lui sont associés. Mais aussi scruter la communication digitale de Modi, « champion des interactions sur Instagram avec 43 millions d’abonnés », ce qu’elle était allée expliquer en tant « qu’experte » sur Public Sénat. Un champ d’intervention large, donc. Toutologie ? Véronique Reille-Soult balaie : « Je ne considère pas être une toutologue parce qu’il se trouve que ce n’est pas mon avis, mais celui des gens. Et aujourd’hui, tout le monde s’exprime sur tout. »
Cette extension du domaine de la parole, Christophe Barbier la constate depuis quinze ans, y compris chez les éditorialistes. Une catégorie particulière de journalistes dont on attend qu’elle donne son opinion. « Il ne faut pas que ce soit une opinion gratuite, mais une argumentation qui peut être contredite par une autre », soutient l’ancien directeur de « l’Express ».
Sauf que ces commentateurs sont de plus en plus amenés à prendre position sur des faits qui, il y a quelques années, n’auraient pas relevé du politique. « Il existe une idéologisation des faits divers et des zones étranges où l’on nous sollicite pour tirer l’analyse d’un fait vers la politique », considère l’homme qui traîne son écharpe rouge depuis trente ans à la télévision. Des débats qui revêtent le plus souvent un caractère identitaire, appelant à « un durcissement de l’opinion, et une montée en virulence des débats d’experts et d’éditorialistes », regrette Christophe Barbier.
La montée en puissance de la toutologie s’accompagne d’une droitisation des contenus, relève l’historien des médias Alexis Lévrier : « La parole de droite, voire d’extrême droite vaut très cher dans des médias. Les chaînes d’information en continu ont tendance à mimer CNews et à diffuser ces discours devenus mainstream. » Où s’arrête le commentariat et où commence la propagande politique ? Et que reste-t-il de l’expertise et de la parole médiatique dans ce grand mélange des genres ? Il doit bien y avoir un toutologue qui pourrait nous répondre…
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