Image et concept
Posté par jacques LAUPIES le 29 novembre 2007
Image et concept : deux niveaux de la connaissance Lucien Sève (une introduction à la philosophie marxiste)
Le point de départ de toute connaissance, dans l’histoire de l’humanité comme dans la biographie de chaque individu, ce sont les images mentales qui résultent de l’action et de la réalité matérielle sur les organes des sens – images d’autant plus riches, précises, véridiques qu’elles ne sont pas reçues passivement dans l’inattention mais recherchée par des activités perceptives élaborées et vigilantes, elles-mêmes partie intégrante de nos rapports pratiques avec le monde naturel et social : non pas simplement voir et entendre, mais avoir appris à regarder et à écouter. Mode primordial de la connaissance, l’image sensible est à la fois concrète et particulière. Elle est concrète, c’est-à-dire que m’y sont donnés, liés comme en une gerbe, les divers aspects immédiats de son objet. Évoquant dans la deuxième de ses Méditations métaphysiques l’image d’un morceau de cire fraîchement tiré de la ruche, Descartes écrit : « Il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez il rendra quelque son. » Toute image sensible m’apparaît ainsi, à l’évidence, comme la chose même, dans la multiplicités de ses qualités et de ses relations immédiates avec les autres choses et avec moi-même. Étant concrète, l’image est toujours particulière, et même singulière, unique, c’est-à-dire qu’elle est l’image de cette réalité-ci, différente de celle-là, et de toute autres, ne serait-ce que par quelques détail.
Mais justement pour cette raison, si elle est le point de départ de toute connaissance, l’image est vouée à demeurer son degré primitif, borné, inessentiel, parce qu’y demeure enfoui au sein du particulier ce qui dans l’objet a une signification générale; parce que inséparable des aspects changeants des choses et de leurs rapports variables entre elles et avec moi-même, elle ne saisit pas ce qui définit chacune d’elles en propres et de manière permanente. « Cependant que je parle, écrit Descartes en poursuivant sa méditation sur le morceau de cire, on l’approche du feu : ce qui restait de sa saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut on toucher, et quoiqu’on le frappe, île ne rendra aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure; et personne ne le peut nier ». C’est donc que la connaissance véritable des choses se situe au delà de ce qu’en reflète la connaissance sensible et ne peut être atteinte que par une connaissance d’un autre ordre : celle non plus des sens mais de l’intellect.
Cette connaissance d’un autre ordre est déjà à l’œuvre dans le langage. En donnant son nom commun à une réalité singulière ( ceci est de la cire) je laisse de côté les particularités sensible qu’elle représente en tant que cet objet-ci , et qui seraient autre dans un autre objet du même nom, j’en fais mentalement abstraction pour ne retenir en mon esprit que les propriétés communes à tous les objets de même nom, invariablement constitutives de leur nature – propriétés qui les distinguent des réalités d’une autre espèce et définissent la classe logique à laquelle ils appartiennent, non seulement en extension (à quels objets s’étend elle ?), mais en compréhension (quels caractères un objet doit posséder pour être compris?). J’ai alors de cet objet non plus une image mais un concept. Abstrait le concept apparaît d’abord plus éloigné de la réalité, plus pauvre que l’image. Mais, comme un métal « s’enrichit » à mesure qu’on le sépare des substances étrangères auxquelles il était mêlé à l’état naturel, il en est de même plus riche que l’image en ce sens qu’il dégage beaucoup mieux qu’elle ce que la chose est en propre dans toute sa généralité. La vie concrète de millions de travailleurs est faite d’infiniment plus de choses qu’il y en a dans le concept de classe ouvrière mais la formation du concept de classe ouvrière n’en représente pas moins un enrichissement extraordinaire de leur prise de conscience et de leurs luttes. La pensée conceptuelle marque donc bien un dépassement par rapport à la réalité empirique, c’est-à-dire qu’elle m’apparaît dans l’expérience sensible, mais c’est un détachement fécond, car par ce détour elle saisit, semble-t-il, au sein de l’existence sensible encore confuse et superficielle une réalité intelligible plus précise et plus profonde : son essence.
Certes, tout comme la distillation qu’évoque d’abord le mot essence dans son acception ordinaire, l’abstraction connaît des degrés fort différents, de l’abstraction commune qui généralise les données de la simple observation en concepts usuels (la cire sécrétion des abeilles avec lesquelles elles construisent leurs rayons) à l’abstraction scientifique qui au travers d’analyses , matérielles ou mentales, met au jour les éléments constitutifs d’une réalité, rendant compte de ses propriétés (la cire, mélange déterminé d’esters, d’alcools et d’acides) et à l’abstraction philosophique qui, poussant la généralisation à l’extrême, dégage des concepts de portées universelles (-4.11) (la cire comme substance en général, comme matière). Mais quelle que soient les différences entre ces degrés d’abstraction et ces types de concepts, ils semblent être autant d’étapes dans une même recherche de l’essences des choses, c’est-à-dire de leur nature invariable. Écartant tout ce qu’il y a de contingent dans les choses existantes., c’est-à-dire de fortuit dans leurs aspects sensible et leurs rapports concrets, le concept résume leur être nécessaire – ce sans quoi elles ne seraient pas ce qu’elles sont.
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